Ingénue : du latin Ingenuus, proprement naturel ; par extension, légitime ; par une autre extension, digne d’un homme libre, franc ; de in, en, dans, et genuus, engendré : c'est-à-dire inné, naturel. (Cette définition pourra être placée dans le texte par une troisième personne. L’emplacement, l’ordre et le découpage devront être définis par le metteur en scène.)
M : Une ingénue est-elle jeune ?
Une ingénue est-elle blonde avec des bouclettes et un nez en trompette ?
Une ingénue est-elle naïve ?
Croit-elle au Père Noël, au Prince Charmant, à la petite souris, aux rêves bleus, à Pocahontas, à Monsieur Bruce Willis, aux yaourts qui font du « bien à l’intérieur et ça se voit à l’extérieur », à la paix universelle pour 2025, à la fin de la faim dans le monde ?
Une ingénue l’est-elle du fait qu’elle soit née dans un chou à la crème ?
R : Je suis née un soir de mai dans une rose à peine éclose, entourée de pétales fanés.
J’ai tété le lait de la brique ; j’ai mangé des soupes instantanées pour grandir plus vite ; j’ai appris à nager avec les poissons carrés ; je suis devenue droitière comme ma mère.
A seize ans, j’ai plongé dans mon premier roman à l’eau de rose… et là, je suis renée.
A l’école, on m’a jeté des cailloux, on m’a cherché des poux, on m’a pris le chou, on m’a traité de hibou avec mon prénom à coucher dehors…Renée n’était pas à la mode alors.
M : Une ingénue passe t-elle son temps libre, petit a : à farcir des cacahuètes ? Petit b : à émincer des crevettes ? Petit c : à repasser ses chaussettes ?
Une ingénue pense t-elle que les galipettes ne peuvent être que les jeux innocents de Laura et ses sœurs dans la prairie ?
Croit-elle que Monsanto est un conte d’Alexandre Dumas ; que sa petite entreprise ne connaîtra pas la crise ; que la fonte des glaces est moins rapide si on se met à l’ombre ?
Aime t-elle les sucettes à l’ananas, la crème pâquerette, la barbe à tata, la guimauve violette, le pipi cola ; le caprice des vieux, les pommes d’humour, les baguettes dans les cheveux, les coquillettes au four ?
Une ingénue est-elle vierge comme la forêt, vierge comme Marie, vierge comme la page blanche du poète en panne de poésie ?
Une ingénue, le soir venu, est-elle nue dans son lit ?
Une ingénue a-t-elle un sexe ?
Est-ce que si un docteur l’emmène dans un coin et lui dit « viens que je te montre mon bistouris », elle dit oui ?
Est-ce qu’elle comprend ce qui lui arrive quand elle se retrouve acculée contre le radiateur, les jambes écartées, la culotte déchirée ?
Est-ce qu’elle appelle à l’aide ?
Est-ce qu’elle a peur, est-ce qu’elle pleure, est-ce qu’elle crie ?
Est-ce qu’après elle vomit ?
Est-ce qu’un jour elle oublie ?
R : Je me suis mariée un mardi avec Edouard aux douces mains. Je me suis laissée faire quand il a chevauché mes reins, juste une larme lorsqu’il a effleuré mes seins.
Puis il a planté sa graine et je suis devenue pot de fleur. Alors, les mois passant, j’ai senti gonfler mon cœur… Et j’ai laissé grandir en moi un joli petit bouton d’or ; juste je l’ai arrosé de l’eau salée qui jaillissait de mon corps.
M : Cette ingénue va-t-elle s’enfermer dans sa bulle, se tordre les rotules, s’arracher ses ailes de libellule ?
Va-t-elle s’entêter à gober des prunes sans recracher les noyaux ?
Va-t-elle se réfugier dans la lune sans même laisser un croissant pour Pierrot ?
A-t-elle toujours des étoiles dans les yeux ?
Pense t-elle toujours que le monde est merveilleux ?
R : J’ai cru savoir cacher l’angoisse. J’ai collé un sourire sur ma jolie face.
Avant de sortir, j’ai fermé chaque bouton du manteau de ma boucle d’or, sans remarquer qu’il ne faisait pas si froid dehors.
J’ai frotté, astiqué, récuré, javellisé ma maisonnée toute la sainte journée pendant des années. J’ai toujours gardé l’espoir qu’avec une éponge et un balai, je pourrai venir à bout des tâches incrustées.
J’ai fini par m’enfermer dans ma tour d’ivoire, à regarder par la fenêtre la vie me passer sous le nez…
Et je n’ai jamais cessé de croire que le vaisseau d’un petit homme vert viendrait un jour se poser sur mon gazon fraîchement coupé…
Non, je n’ai jamais cessé de croire qu’il m’emmènerait faire un tour sur la voie lactée.
M : Mon ingénue croit-elle en l’Homme ?
Mon ingénue croit-elle en Dieu, à « si Jesus, j’aurais pas venu », à «Allah pèche aux moules », à « Merry Krishna », à « Little Bouba », à « Mickey mes couilles », à « Coco Lantha » ?
N’aurait-il pas mieux valu qu’elle n’ait jamais cru à rien de tout cela ?
Ou bien, ne vaudrait-il peut-être pas mieux pour elle qu’elle y croit ?
Ha ! Mais pourquoi toujours attendre de l’ingénue sa mise à mort, sa mise à nue ?
Fin